mercredi 21 octobre 2009

Avec l'aimable autorisation d'Emmanuel Roudier, suite.

Voici donc la suite des avatars du méchant de la saga Néandertal d'Emmanuel Roudier qui reçoit là la leçon de sa vie...

Celle-Qui-Sait (suite et fin).

Résumé de l'épisode précédent : Feydda le Rusé, devenu par la terreur et forfaiture le chef du clan de l'Ours de la tribu des Torses Rouges a rencontré le premier être qui ose lui tenir tête sans peur, une cannibale repentie de la tribu des Hommes Sanglants, Haraka la chamane, Celle-Qui-Sait.

Drôle d’alliance !



La fille pressa un point sensible, et la douleur cessa comme par enchantement :
«- D’être cannibale, on apprend des choses passionnantes… Notamment où se situent les points faibles et ceux qui font bien mal ! Alors ? Tu as compris qu’il fallait me fiche la paix, ou je recommence ? susurra-t-elle, aussi engageante qu’une tigresse enragée.
- Bon sang… Même le Grand Ours lui-même ne se bat pas comme ça ! Mais enfin… tenta le pauvre Feydda, se relevant en vacillant, pas vraiment frais et plutôt épouvanté, il faut bien le dire. Pour la première fois de sa vie, il avait été défait, et par une femme, en plus !
- Ce que tu as en force, je l’ai en souplesse et rapidité ! Et c’est la souplesse et la rapidité qui font toute la différence ! Tes frères et toi êtes très forts, en effet, mais vous manquez de la souplesse et de la rapidité qui font les vrais guerriers et les bons chasseurs ! Je suis sûre que vous n’êtes pas des chasseurs bien doués, en prime ! fit-elle, dédaigneuse. Moi, je sais chasser depuis que je sais marcher, ou presque ! Tous les Hommes et les Femmes Sanglants sont des chasseurs terribles, et des pisteurs émérites ! déclara-t-elle, fièrement.
- Eh bien, tu n’as qu’à retourner parmi eux ! feula Feydda qui n’avait pas digéré cette humiliation sans pareille.
- Retourner parmi eux ? Certainement pas ! Leur menu ne me plaît décidément plus, et puis, j’ai le sentiment qu’il va falloir que j’apprenne quelques choses utiles à vos femmes, moi ! En plus, c’est vrai, j’ai besoin de m’établir quelque part… Je vous donnerai un peu de mon savoir en échange… Mais attention, le brun, ne crois pas que c’est arrivé ! Rien ne dit que je resterai longtemps chez toi ! Enfin, on verra bien ! Si tes amis et toi décidez d’être un peu plus courtois et respectueux envers les femmes et de ne plus leur taper dessus, ça ira… Mais si jamais vous persistez, alors là, je crois que j’apprendrais quelques nouvelles recette de cuisine très amusantes à vos compagnes, les gars !».
Feydda était soufflé. Cette fille était une belle insolente, certes, mais surtout, un adversaire redoutable ! Personne dans le Clan de l’Ours ou les autres clans des Torses Rouges ne l’avait vaincu lors des joutes amicales qu’ils faisaient aux rassemblements des clans à chaque main de printemps, et cette fille qui ne faisait même pas sa moitié l’avait rossé encore plus énergiquement que Mulghar quand il avait tenté d’éliminer cet idiot de Gohour !
Il fallait qu’elle leur apprenne son art, ainsi les Torses Rouges ne craindraient plus jamais personne ni aucune bête ! Réfrénant l’envie qu’il avait malgré tout de lui refiler une bonne raclée pour lui apprendre quelle était la place des femmes dans son clan, il fit contre mauvaise fortune bon cœur, et les Torses Rouges regagnèrent leur camp, accompagnés de cette étrange fille aux fort peu rassurants ornements et à la peinture de sang et de nuit…

Une leçon bien méritée !



Quand ils arrivèrent au camp, le vieil Alghar, le Ghoïbu et l’oncle de Feydda les attendait.
«- Ma vision était vraie ! Cette jeune cannibale qui ne veut plus l’être va être celle qui va t’apprendre à être enfin un véritable être humain, et non plus une brute tyrannique, à toi ! apostropha-t-il Feydda, sans aucune crainte.
- Toi, vieux fou, ferme ta grande gueule, sinon, je m’en vais te la faire fermer définitivement ! se fâcha Feydda.
- Certainement pas ! Les Anciens, c’est comme les femmes, ça se respecte, espèce d’insolent ! Ce vieil homme est le sage et la mémoire de ta tribu, tu devrais avoir honte de le traiter ainsi ! dit Haraka, sans crainte, arrêtant de son bras l’intempestive teigne noirâtre.
- Non mais ho, c’est qui, le chef des Torses Rouges ? ? ? se fâcha-t-il, effaré, bousculant Haraka qui en chut, mais qui, dans l’élan, le gratifia d’un coup de pied au plexus qui le plia en deux, lui coupant le souffle, avant de lui en asséner un second sous son menton absent qui l’étendit, inanimé, sur le sol.
- Eh bien, il semblerait que je sois devenue votre chef, là… Me voilà nantie d’un nouveau clan qu’il va falloir que je dégrossisse un peu, semble-t-il ! déclara-t-elle, amusée, avant d’aligner deux claques sur la face camuse de Feydda, histoire de le ranimer.
- Mais… Mais où suis-je ? fit-il, éberlué. Ah non ! Pas toi ! Laisse-moi tranquille, Mauvais Esprit ! fit-il, reconnaissant cette fille redoutable.
- Ah, mais il faudrait savoir ce que tu veux, mon petit Feydda ! Tu m’as toi-même dit, tantôt : « Mon clan manque de femmes, tu seras celle de Feydda du Clan de L’ours des Torses Rouges », s’il m’en souvient ! Je veux bien tenter le coup… Mais attention ! À la moindre parole désagréable et irrespectueuse, au moindre geste déplacé ou à la moindre colère injustifiée à mon égard ou à celui des autres membres de ton clan, je saurai te rappeler les bonnes manières, mon grand ! Tu sais que quand tu ne gueules pas comme un putois et que quand tu ne te comportes pas comme un rhinocéros laineux, tu pourrais presque être plutôt beau gosse ? Finalement, je crois que je vais bien me plaire, par ici, moi ! déclara-t-elle, amusée, dénudant des dents redoutables et éclatantes en un ricanement féroce.
- Mais enfin, c’est le Châtiment des Esprits ! fit Feydda, penaud.
- Ah, mais plus haut tu grimpes dans un arbre, mieux on voit tes fesses et plus dure sera la chute, mon vieux ! déclara-t-elle, ironique. Surtout quand on sait comment tu y es arrivé ! Veux-tu que tout le clan découvre que la mort de ton cher père n’est pas vraiment accidentelle et que celle de ton frère aîné l’est encore moins ? Comment je le sais ? Les Esprits me parlent, jeune sot, tout comme à ce pauvre vieil homme que tu voulais molester ! déclara-t-elle, froidement.
- Mais enfin… Comment le sais-tu ? Tu connais Laghou, cette vermine boiteuse, n’est-ce pas ?
- Le petit boiteux à tué deux des miens sans aucune crainte ! Il est même d’une folle témérité, ce petit gars-là, et les Esprits le protègent… Je le sais, je l’ai vu ! Je me demandais bien de quel clan il pouvait sortir, celui-là… Et oui… Il te ressemble, même s’il n’a pas ta fourberie ni ta cruauté ! Ce gars est un adversaire respectable, sur lequel il va falloir que tu apprennes à compter, Feydda… Car il deviendra un jour le digne successeur de ton père, et un grand chef ! Bien des clans deviendront ses amis, et bien des tribus aussi. Car il est aussi sage que ton oncle, et il a le cœur pur et généreux, il est courageux, aussi, pour ne pas dire exemplaire ! Quant à toi et tes méprisables frères, vous serez bannis, car il arrivera enfin à faire que justice soit rendue ! Même les clans de loups le suivront ! Et tes frères et toi devrez errer, misérables, sur la face de la Terre, en châtiment de vos méfaits passés ! Le destin pend au-dessus de ta tête retorse, Feydda, comme le contrepoids d’un piège ! Et ce piège est tendu, il n’attend que ta chute pour se refermer sur toi !», déclara la jeune femme, en état second, à la grande terreur de Feydda, de ses frères et de tout le clan éberlué !

Des nouvelles inattendues…



«- Mais ce n’est pas possible ! Il m’empêchera donc toujours de respirer, ce maudit boiteux ? Je l’ai tué, pourtant ! craqua Feydda, pleurant presque !
- Comment ça, tu l’as tué ? hurla une veille femme aux mêmes yeux de glacier que lui, la pauvre Maabh qui n’attendait plus qu’une chose, que la mort vînt enfin la chercher…
- Il revenait… Il y a une lune, à peu près… Il avait le Cristal de Chasse avec lui… Je ne l’ai pas trouvé mort… Ce sont mes frères et moi qui avons tenté de le tuer… Et qui l’avons tué, d’ailleurs ! dit Feydda, de bien mauvaise grâce, mais le destin contraire qui venait de s’opposer à lui lui déliait la langue, parce que, pour la première fois de sa vie, il était glacé par la peur, une peur terrible, insidieuse, redoutable… Cette fille peinte aux bijoux d’os humains et au regard implacable, cette louve enragée faite femme était la messagère des Esprits, c’était sûr, et le fait de n’avoir pas cru en ces Esprits, il allait le cher payer, il en était sûr, à présent !
- Il n’est pas mort… Le Clan de la Lune l’a sauvé… Et ton oncle aussi ! Cet homme sera la gloire des Torses Rouges, quoi que tu en dises et fasses… Il vengera les siens et l’honneur du clan que tu as bien mis à mal par ta forfaiture, Feydda ! Au prochain rassemblement des clans des Torses Rouges, dans quatre doigts de printemps, tu pourrais avoir de très graves problèmes, toi, et tes frères aussi, si ce n’est plus tôt… Alors, en attendant, il ne tient qu’à toi de changer d’attitude et de comprendre le poids de tes actes ! De réfléchir à leurs conséquences ! Si tu avais agi sagement, si tu avais tenté de convaincre les gens en étant simplement gentil et serviable comme l’a été ton pauvre boiteux de frère, tu aurais gagné l’affection des tiens, et même leur respect, sans avoir besoin de tuer pour cela ! Tu aurais gagné ta place légitime. Cela aurait été peut-être plus long, mais ton prestige et ta place auraient été incontestables ! Or, tu as grandi dans la haine et tu as vécu par la haine… Regarde où ça t’a mené ! Tous les tiens jusqu’à présent ne tournaient vers toi que des faces emplies de peur et des regards alarmés ! Mais enfin, Feydda, où as-tu vu qu’on agissait ainsi ? Ce que tu as fait était franchement déloyal et bas ! Monstrueux, même ! Eh bien, puisque les Esprits m’ont mise sur ta route, les Esprits m’aideront à faire en sorte que ton sort soit quand même bien moins pénible que ce qu’il devrait être… Mais tu devras y mettre du tien, aussi, et pas plus tard qu’aujourd’hui ! Regarde-toi ! Tu es fier de toi ? Ta pauvre mère ne vit que dans la peur depuis que tu existes, ou presque, tellement tu as été mauvais avec elle et avec tous, ici ! Mais enfin, Feydda, peut-on savoir au juste ce qui t’est passé par la tête ? Les Esprits t’observent et te jugent… Ils pourront avoir pitié de toi si tu te rachètes ! Alors, explique-nous un peu ce qui t’a pris !».
Et, sur ces propos de Haraka, toujours en transe, Feydda, vraiment terrifié, à présent, osa enfin livrer ses lourds secrets, les mots se heurtant sur ses lèvres, comme pressés de sortir enfin, comme ivres d’une soudaine liberté, comme si ces secrets, finalement, étaient trop lourds à porter…

Les aveux.



«- Je n’aurais jamais cru que les Esprits savaient ce qui était arrivé… Je ne croyais même pas en eux, moi… Et voilà ce qui arrive ! Cette fille qui a mangé de l’homme qui ose me jeter dans la face mes fautes ! Et qui en plus m’a défié et battu tout comme mes frères ! Je dois vraiment être maudit, en effet ! Mais je ne voulais qu’une chose, moi… Avoir ma place parmi vous et qu’on m’aime ! Mulghar m’avait rejeté, tout comme Maabh ! Ils m’avaient confié à un couple qui avait perdu son bébé. Eux, ils m’ont aimé, et je les aimais… Et puis, il y a eu cette chasse au mammouth où mon père adoptif est mort, écrasé. Et peu après, ma mère est morte de chagrin, enfin, elle s’est suicidée de chagrin ! Du coup, il a fallu que j’aille dans le foyer de Mulghar, mon vrai père, et de Maabh, ma vraie mère. Mais ils ne m’aimaient pas. Jamais ils n’ont eu un mot ou un geste de tendresse pour moi, et je n’avais pas ma place parmi eux ! Entre-temps, Maabh, ma mère, avait eu d’autres petits, mais comme elle vieillissait et que ce foutu Gohour la séchait sur pieds, et que moi, j’avais besoin de ma mère aussi, j’ai décidé de prendre sa place… Et je l’ai livré au léopard qui l’a si bien massacré… Je voulais juste qu’on me remarque, juste exister ! Seulement, si j’avais été une simple pierre, on m’aurait sûrement davantage remarqué ! C’était insupportable ! Je passais toutes mes nuits à pleurer, mais personne n’est jamais venu voir ce qui m’arrivait, personne ne voulait écouter ma souffrance ! Et j’avais mal, mal à en mourir ! Je voulais mourir, mais j’ai décidé de voler ce qu’on ne voulait pas me donner, ma place dans le clan, et c’est pour ça que Gohour est défiguré… Après ça, bien évidemment, Mulghar m’a battu et chassé… J’étais assez grand pour savoir tirer ma subsistance des plantes, de la rivière et des bêtes… Du petit gibier, en effet, mais de temps en temps, j’espionnais les chasseurs du clan, et il m’est arrivé de voler des peaux et des réserves, aussi… J’ai alors vu qu’en vieillissant Mulghar n’était plus le bon chef de chasse d’autrefois, et que le clan connaissait de plus en plus souvent la famine. Ça me faisait plaisir, de les voir souffrir de la faim, mais d’un autre côté, s’ils mouraient tous, ça ne m’arrangeait pas… J’avais réussi à creuser des fosses au bout de longues lunes et d’un travail presque incessant, et j’avais capturé des grosses proies… Alors, je suis revenu, et c’est comme ça que j’ai pu avoir enfin ma place, grâce à la nourriture que je ramenais ! Seulement Mulghar, même si j’étais un très bon chasseur, ne m’estimait toujours pas… Alors, j’ai décidé de prendre sa place, histoire de lui apprendre qu’on ne négligeait personne sans en payer le prix un beau jour… J’ai fait exprès de lui monter la tête avec l’histoire du légendaire Olog Hamra, et j’ai, pendant cette terrible chasse, fait exprès pour que mon déplorable orgueilleux et imbécile de père périsse enfin et débarrasse le clan de sa néfaste présence et de son incapacité à chasser sagement ! J’ai poussé Olog Hamra à le piétiner ! Mais il restait un obstacle. Même si j’étais le meilleur chasseur de tout le clan, Mulghar avait décidé que ce serait son aîné, ce cœur de biche de Kozamh qui lui succèderait… Alors oui, peu après la mort de Mulghar, mes frères et moi nous sommes débarrassés de Kozamh et d’Urawq, l’ancien bras droit de mon père… Seulement, seulement, cet abruti de Laghou, cet avorton, avait tout vu ! Il n’a pas su garder sa langue, et nous avons été très vite au courant, mes frères et moi de ce qu’il allait faire… Et quand après presque une lune il est revenu avec cette arme magique, j’ai cru que ma fin était arrivée, alors, nous avons sévi mes frères et moi… Nous avons rossé Laghou, et je lui a pris son Cristal de Chasse… Je suis revenu en racontant qu’on l’avait retrouvé mort et qu’il fallait que le Ghoïbu l’enterre, mais seulement… Seulement, quand nous sommes revenus à l’endroit où il était tombé, il y avait son sang, mais plus de Laghou… Et voilà qu’une lune plus tard, on tombe sur toi,
Femme Sanglante, et que tu révèles à tous ce que j’ai fait, pire, que tu prétends que les Esprits te l’ont dit ! Mais… Mais qu’il soit encore en vie, après ce que nous lui avons mis, ça m’étonnerait ! acheva Feydda, tout le désespoir du monde répandu sur ses traits camards.
- Les Esprits ont pourtant effectivement parlé à cette jeune fille à qui Ikaméki et moi apprendrons notre art ! Je vous ai vus agir, tes frères et toi, Feydda… Et c’est moi qui ai caché Laghou dans un abri proche de l’endroit où il était tombé. Les loups sont ensuite partis, sur mon ordre, prévenir les gens du Clan de la Lune, où il s’était fait des amis… Et ils sont venus le rechercher, avec un Moussu et un gigantesque type peint d’ocre de la tête aux pieds… Il est là-bas, avec eux, et il est en train de guérir ! Et je sais même qu’il va acquérir un savoir immense, car son esprit est vaste et son cœur pur, son âme courageuse, et que c’est un homme doux, paisible et bon, juste aussi ! Et les Esprits aiment les êtres comme lui. C’est pour cela, que tous les Esprits se sont penchés sur lui, malgré sa claudication, depuis qu’il est tout petit. Laghou est un jeune homme remarquable, et parce qu’il est quelqu’un de remarquable, les Esprits le récompenseront. De plus, je sais que les Moussus qui sont restés avec le Clan de la Lune vont tout faire pour sa jambe boiteuse, et il pourra enfin mener la mission qu’il s’est fixée… Laghou abattra Olog Hamra, il sera enfin un grand chasseur, et à même de dénoncer tes méfaits auprès des Anciens de la tribu, mon pauvre Feydda… Tu es finalement plus à plaindre qu’à blâmer, et j’espère bien que le poids de ta conscience te suffira, comme châtiment. Les Esprits en décideront !».
Eh bien ! Après ce sermon du Ghoïbu, pourtant dit d’un ton paisible et doux, Feydda sentit ses yeux lui piquer comme quand il était petit, comme quand il voulait pleurer ! Le Ghoïbu et Haraka l’avaient percé à jour, et effectivement, il y avait comme une grosse pierre en lui, comme une liane qui nouait en permanence son estomac, et ses nuits n’étaient guère paisibles… Sans arrêt il revivait sa terrible enfance, et il revoyait Mulghar et Kozamh, Urawq et tant d’autres qui venaient lui reprocher ses méfaits, sa cruauté, sa bêtise ! Il était arrivé là où il le voulait, certes, mais à quel prix !

Désespoir.



Tout le clan dardait à présent sur Feydda, qui s’était assis brutalement sur une pierre, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains, et ses frères à présent tremblants de peur puisqu’ils avaient osé suivre le monstre, un regard rempli de colère, de haine, de rancœur et d’effroi, voire même de dégoût ! Feydda releva une tête congestionnée aux yeux singulièrement brillants, et reprit, d’une voix étranglée :
«- Si je n’avais pas été l’Inattendu, celui qui est toujours de trop, le pou tombé dans la part d’aurochs et le cheveu dans l’infusion, je n’en serais jamais arrivé là ! À chaque fois que je rendais un service, on ne m’a jamais remercié, quand je réussissais à faire quelque chose de bien, on ne m’a jamais félicité, et je le répète, jamais personne ne m’a tendu la main, si ce n’est pour me filer des taloches et des gnons ! Toute cette haine et cette indifférence que vous m’aviez données, je vous les ai rendues ! Et vous êtes étonnés, surpris, épouvantés ? Mais vous l’avez bien mérité ! Ce que j’ai fait est épouvantable, je suis d’accord ! Mais je ne l’aurais jamais fait si, une fois, une seule fois on m’avait dit qu’on était fier de moi, que j’étais quelqu’un d’intéressant et de valable ! Quand on taille mal un silex, il ne faut pas s’étonner s’il vous entaille les doigts par la suite !
Vous croyez que j’ai fait ça par gaîté de cœur ? Bien sûr que non ! Seulement, je n’en pouvais plus, moi, de vous voir ramper devant un homme qui n’était plus capable d’être un chef convenable et qui faisait trembler tout le monde ! J’en avais assez aussi de n’être que le second ! Si on m’avait aimé, jamais, jamais je ne serais devenu comme ça ! Seulement, vous n’avez jamais été bons avec moi ! Vous m’avez toujours rejeté ! Si mes malheureux parents adoptifs avaient survécu, je serais peut-être devenu aussi bon que ce qu’était ce pauvre Kozamh ou le petit Laghou… Mais vous ne m’avez donné que la haine et l’indifférence… Je vous ai rendu ce que vous m’aviez donné, et ne venez pas pleurer, à présent, car quand on laisse des traces de sang, pas étonnant si les fauves vous suivent et finissent par se jeter sur vous pour vous dévorer… Seulement, j’en ai assez ! Je n’en peux plus ! En effet, je mérite la mort pour ce que j’ai fait, et je ne veux plus vivre après ça ! Ça fait des lunes et des lunes que je ne dors pas paisiblement ! Depuis que Mulghar m’a rejeté hors du clan, en fait ! J’aurais dû m’arrêter après avoir défiguré le pauvre Gohour… Oui, j’aurais dû… Seulement, j’avais en moi une colère terrible, parce que ce que vous m’aviez fait avant était vraiment injuste ! Je n’ai pas fait exprès de naître si tôt après Kozamh ! Je ne suis qu’un misérable, c’est vrai… Mais je le suis devenu à cause de vous ! Je n’étais ni meilleur, ni pire que vous, moi, au départ ! Alors, pourquoi ? POURQUOI ?».
Et le malheureux de se dresser d’un bond et de s’enfuir en poussant un rugissement de fauve blessé !
Il courut à perdre haleine pendant presque toute la journée, et quand la nuit tomba, il s’écroula, agité de violents sanglots, loin de tous, dans un bosquet misérable, non loin de la rivière.
Le jeune homme l’ignorait, mais les esprits de Haraka, Ikaméki et Alghar l’avaient suivi dans sa course folle, et ils assistaient, apitoyés, à la chute du colosse, à son désarroi profond, et tant Alghar que Ikaméki reconnaissaient en effet qu’ils auraient dû suppléer à l’absence des parents du pauvre être qui, là, vautré face contre terre, criait tout son désespoir et sa colère face à l’injustice qu’on lui avait faite. Ah, il s’était certes vengé, et quelque part, c’était légitime, mais la vengeance n’assouvissait pas ses remords, et ces derniers l’emportaient… Enfin ! Le cœur de silex du jeune homme s’était brisé, son âme était encore plus meurtrie et lacérée par la peine que la tête de Gohour, et là, il ne voulait vraiment plus vivre.
Or, le Clan de l’Ours des Torses Rouges avait besoin de pourvoyeurs, et tant Feydda que ses idiots de frères en étaient d’excellents !
Seulement, dans son bosquet en pleine nuit, sans un feu, Feydda était une proie rêvée pour un quelconque fauve en goguette… Il était presque nu, et sans armes, et là, allongé sur le sol, il voulait mourir… Peu lui importait, à présent ! Il avait été si mauvais qu’il ne méritait ni l’amour, ni une descendance… Et pourtant, il éprouvait une étrange fascination pour cette drôle de sauvage de Haraka, Haraka qu’il aurait voulu étreindre et caresser, et non pas battre et chasser loin de lui en lui criant après comme cela avait été le cas avec toutes les femmes de son clan, et même sa propre mère !
Dans le refuge élevé du Ghoïbu, les trois chamans qui s’y trouvaient voyaient dans leur esprit ce qui arrivait au désespéré, et Haraka n’y tint plus qui prit des armes et des provisions, deux couvertures, et descendit dans la nuit, vers le bosquet où se trouvait l’imprudent jeune homme bouleversé.
Finalement, le pauvre type n’était pas si redoutable que ça ! Avec quelle facilité sa carapace s’était-elle brisée ! Et qu’avait-elle révélé, une fois brisée ? Un être fragile, vulnérable, qui avait désespérément cherché à être reconnu et apprécié des siens ! C’était terrible, et pitoyable. Et même si elle avait grandi parmi de beaux monstres, Haraka avait tout de même un cœur, et elle n’aimait pas voir souffrir les êtres inutilement ! Elle gagna donc le bosquet où se trouvait Feydda, et arriva juste à temps !
Le jeune homme, le visage ruisselant des larmes qu’il avait voulu verser depuis toutes ces années atroces s’était agenouillé dans une petite clairière éclairée par une lune descendante et ténue, et tenant son couteau de pierre à deux mains, était prêt à se l’enfoncer dans le cœur !
Haraka bondit sur le jeune homme, et d’un coup de pied redoutable, lui fit lâcher son arme !

La femme est l’avenir de l’homme. (Aragon).


«- Feydda ! Arrête ça tout de suite ! Les Esprits n’aiment pas qu’on se donne ou qu’on donne la mort ! Écoute-moi, tu vaux mieux que ça, quoi que tu en dises ! Tu n’es pas un idiot, tu es adroit, tu es un remarquable chasseur, et je le sais à présent, tu n’es pas entièrement mauvais, loin de là, même ! Feydda, il est encore temps pour toi de devenir quelqu’un de bien et de bon ! Je t’y aiderai s’il le faut, ça ne sera pas forcément facile, mais ce bon qui est en toi, je vais t’aider à le trouver et à le montrer, enfin ! Moi, j’ai renoncé à dévorer des gens, ou du moins, à boire leur sang… J’avoue que je le faisais parce que c’étaient les usages des miens, jusqu’à cette atroce vision que j’ai eue il y a une lune… Je ne ferai plus jamais ça, Feydda, parce que ça n’a jamais été moi, ça, je le sais à présent ! Mais toi, tu n’es pas un monstre, tu es juste un homme fragile, qui a énormément souffert, et qui est horriblement malheureux ! Tu l’as toi-même dit, tu n’as connu que haine et indifférence… Et si moi, je t’apprenais à connaître enfin l’amour, et que des mains, c’est aussi fait pour se tendre vers l’autre, le secourir et le caresser, et pas forcément pour tenir des armes et donner des coups ? dit-elle, gentiment, tenant fermement dans ses mains, celles, énormes et velues, de Feydda qui levait vers elle un visage encore trempé de ses larmes.
- Et j’ai l’air de quoi, là, à présent ? À pleurer comme un gamin ou une femme ! fit-il, d’une voix tremblante.
- D’un pauvre type qui a mal, tout simplement. Et c’est normal, que tu souffres ! Personne n’a rien fait jusqu’à présent pour te faire connaître autre chose que la souffrance et le malheur ! Feydda, il est très tard, l’aube n’est pas loin, et cette forêt grouille certainement de fauves prêts à nous dévorer… Trouvons un abri, et après, on verra ! dit la jeune femme.
- Oui… Quel fou je fais ! Je suis parti sans armes et j’aurais bien pu me faire tuer ! Bah, ça n’aurait pas été une grande perte, finalement… Quel gâchis, toute ma vie n’aura été qu’un immense gâchis ! Et je suis un lâche, en plus ! Je m’en suis pris aux faibles au lieu d’affronter directement les obstacles sur ma route, et ceux-là, je les ai eus par traîtrise ! Je me dégoûte, là, si tu veux le savoir ! Haraka, mais pourquoi es-tu venue ? Je n’en vaux vraiment pas la peine, et en plus, tu t’es mise en danger pour moi ! fit-il, consterné, se relevant, et posant ses puissantes mains sur les robustes épaules de la jeune fille.
- J’ai amené des armes, Feydda ! Allez, viens, cherchons un endroit où nous reposer en sécurité avant de revenir dans ton clan !».

Idylle.


Ils marchèrent un peu dans le bosquet, et découvrirent une cabane encore debout, une halte de chasse que Feydda et ses frères avaient dressée quelques jours plus tôt. Le jeune homme, souriant, se mit en devoir de faire un feu à l’aide de deux bouts de bois et d’herbe sèche, ainsi que de broussailles et feuilles mortes qui étaient stockées près d’une des parois de l’abri de branchages.
Quand le feu prit enfin au bout de longues minutes, les deux jeunes gens s’installèrent dans l’abri, prenant des feuilles mortes en guise de matelas. Haraka, avant son départ, avait pris quelques provisions et deux couvertures en peau de renne souples et chaudes. Les deux jeunes gens étendirent l’une des peaux sur le matelas de feuilles, et après s’être allongés, avaient posé la seconde sur eux. Là, trop fatigués par ce qu’ils avaient vécu lors de cette journée bouleversante, ils s’endormirent paisiblement.
Depuis qu’elle avait pris la résolution de ne plus manger de l’humain, Haraka était paisible, apaisée… Feydda, de son côté, se posait bien des questions, et il était vraiment inquiet quant à son devenir… Il avait franchi un terrible pas, mais finalement, il se sentait soulagé. Comme lavé de l’intérieur de toutes ces horreurs qui avaient entaché ces derniers printemps… Yeux grands ouverts dans l’obscurité de leur petit abri où on pouvait entr’apercevoir le ciel entre certains branchages, un ciel qui pâlissait à l’orient, d’ailleurs, il réfléchissait.
Toute la tribu allait sûrement le rejeter pour ce qu’il avait fait. Peut-être même le tuerait-on. Mais qu’importait, à présent ! Il les avait fait payer, et il leur avait dit leur fait. Et il avait à ses côtés un être tendre et aimant, même si au départ cette jeune fille était sortie d’une tribu rien moins que recommandable !
Finalement, tout bien réfléchi, il n’était pas plus recommandable qu’elle, et si elle n’avait pas choisi de vivre et naître parmi des cannibales, elle avait pourtant fini par suivre une autre piste, plus juste, alors que lui, il avait vraiment choisi une piste mauvaise et néfaste, alors que son clan, au départ, était plutôt un clan paisible.
Mais elle était arrivée, et elle lui avait dit qu’il était encore temps qu’il change de route, qu’il pouvait toujours racheter ses fautes et ses erreurs, même si ce n’était que pour un temps très bref. Et parce que pour une fois quelqu’un lui faisait confiance et lui apportait l’espoir, enfin, il s’y raccrocha, comme quelqu’un emporté par un torrent furieux se raccroche à un tronc d’arbre pour ne pas se noyer !
Et cet être étonnant et finalement merveilleux était étendu à ses côtés, endormi, son souffle léger et presque imperceptible glissait, comme une douce brise printanière sur son propre visage, et il tendit la main pour effleurer, doucement, son visage peint qui, dans la nuit, était presque invisible.
Sous le léger effleurement, elle eut un petit grognement, et se lova contre lui, avec un soupir heureux. Le jeune homme était tout ému, bouleversé, même. Il avait bien de temps en temps eu des partenaires lors des rassemblements de la tribu, mais jamais il n’avait trouvé celle avec qui il voulait passer de nombreux printemps, et Haraka semblait être, enfin, celle-là ! Souriant dans la nuit, il se demandait, amusé, quelles devaient être les vraies couleurs de la jeune fille, et il noua ses bras musculeux autour d’elle, lui composant un nid de chaleur rassurant et doux.
Il s’endormit enfin, étonné, et paisible. Pour la première fois depuis des lunes, il dormit, serein et apaisé. Aux côtés de Haraka, il se sentait invulnérable, invincible, et finalement, peu inquiet pour son avenir ! Le feu qui brûlait dans le foyer leur garantirait quelques heures de sommeil paisible et sûr, et ils s’éveillèrent quand il fut presque mort, alors que le soleil était bien haut dans le ciel.
Là, ils partagèrent les provisions que Haraka avait amenées, et ensuite, ils se rafraîchirent dans la rivière, se baignant en riant sous le ciel d’un bleu pur, alors que soufflait un vent assez froid, qui annonçait l’hiver qui avançait à grands pas glacés.
Mais comme tous les hommes de l’époque, ils étaient endurcis depuis leur plus jeune âge, et ils étaient bien moins sensibles au froid que les hommes qui leur succèderaient dans des générations de là. Et là, dans l’eau claire de cette rivière profonde, Haraka perdit sa peinture, et révéla dans le soleil très lumineux de cette fin d’automne, une peau ivoirine, de longs cheveux d’un roux ardent, et des yeux d’un vert intense, malicieux, qui, jusque là ressortaient, étincelants et hypnotiques, sur la peinture de manganèse qui ombrait ses grandes orbites circulaires. Et là, Feydda la voyait, magnifique et robuste, souple et gracieuse, et il était complètement séduit. Il en était figé d’admiration, et il détaillait, enflammé, les seins jeunes et fermes, ronds et hauts perchés, les taches de rousseur qui parsemaient sa peau si claire, sa taille fine et ses belles hanches rondes. Elle était bâtie comme toutes les femmes de sa sorte, en puissance et en robustesse, et sous sa peau claire couraient des muscles redoutables, mais elle était, comme le monde qui l’avait vue naître, magnifique et sauvage.
Au bout d’un moment, elle remarqua la mine éberluée et ravie du jeune homme, et elle se tourna vers lui, amusée :
«- Hé ! Reviens-en ! Ma parole, on dirait que tu n’as jamais vu de femme à ce jour ! rit-elle.
- Des comme toi, ça, jamais, en effet ! Tes peintures gâchaient tout, parce que tu es vraiment superbe. J’avais bien vu que tu étais bien faite et que tu avais des yeux magnifiques mais tes vraies couleurs sont très jolies aussi, et des femmes avec des cheveux de ta couleur, il n’y en a pas beaucoup parmi les Torses Rouges, même s’il y a des blonds parmi nous.
On dirait que l’eau de la rivière, les braises du foyer et la blancheur de la neige se sont unies pour te faire, à toi ! Haraka, je ne sais pas comment te dire ça, mais… fit-il, ému.
- Feydda, j’ai hérité des savoirs des mères de mes mères et de leurs souvenirs lors de mon initiation… Je sais comment une femme et un homme s’unissent… Mais ça ne m’est jamais encore arrivé ! Et j’avoue que j’ai un peu peur ! dit-elle, timidement, rougissant sous le regard fiévreux de Feydda.
- Euh, eh bien… C’est un grand honneur que tu me ferais si tu voulais bien que ce soit moi qui te fasse découvrir cela. Et en plus, j’ai vraiment envie de te le faire découvrir, parce que tu me plais vraiment beaucoup et que je crois bien que tu seras réellement ma compagne ! Mais une jeune fille, ça se traite avec douceur et délicatesse, et jusqu’à présent, j’ai toujours été tout ce que tu voudras sauf doux et délicat ! Et pourtant, j’ai vraiment envie de toi, Haraka, mais j’ai peur de ne pas être à la hauteur de tes espérances et de m’y prendre comme un butor ! Or, je ne veux plus être un butor, une brute, parce que tu ne le mérites pas, loin de là ! Haraka, je… ».
Il n’eut pas le temps de dire grand chose de plus que les lèvres pulpeuses de la jeunes femme se pressaient contre les siennes, et que ses bras musclés se nouaient autour de son cou puissant… Il la saisit doucement par les hanches, et là, il la prit, debout dans la rivière qui n’était pourtant pas chaude, et le temps cessa d’exister pour eux !
Il y allait avec émotion et douceur, et pour la première fois de sa vie il ressentit un plaisir inégalé… Quant à Haraka, de son côté, eh bien, elle avait l’air de bien aimer ce qui lui arrivait, parce qu’elle ne le lâchait pas non plus, se raccrochant à lui avec une énergie renouvelée, et s’appuyant sur ses hanches de ses pieds et de ses jambes, nouée autour de lui comme un lierre autour d’un chêne !
Il remonta sur la berge, avec, toujours nouée autour de lui la jeune femme, et là, ils tombèrent, en riant, dans l’herbe encore blanche de gelée, pour une nouvelle étreinte plus passionnée, plus tendre et douce encore !
Au bout d’un long moment, ils se séparèrent enfin, épuisés et anéantis d’un bonheur inattendu et inégalable.
Feydda était littéralement transfiguré par ce qu’il vivait, et la jeune femme à ses côtés, si pâle et si belle, devint la chose la plus précieuse de toute sa vie. Et même sa vie, tout simplement.
Ils se relevèrent enfin, rentrèrent dans l’abri de branchages, remirent leurs succincts vêtements, et Haraka sortit de sa besace deux crayons épais de pigment… L’un d’ocre rouge et l’autre de manganèse. Elle allait refaire ses peintures, mais Feydda la retint doucement ;
«- Tu as suivi une nouvelle piste. Et sous le sang et les ténèbres de ces couleurs se cachait une lumière de toute beauté ! Alors, montre cette lumière de toute beauté au monde, Haraka, parce que le monde doit voir combien tu es belle et extraordinaire ! Et que tes vraies couleurs soient la lumière qui éclaire cette nouvelle piste que tu as choisie ! dit-il, souriant tendrement, ce qui le rendait très beau.
- Et si tu suivais la même piste que moi, Feydda ? proposa-t-elle, souriante, ce qui la rendait très jolie.
- Tu es d’accord pour devenir ma compagne ? fit-il, étonné et ravi.
- Eh bien oui !».
Alors, tous deux, main dans la main, revinrent au camp du Clan de l’Ours des Torses Rouges. Les fétiches des cannibales dormiraient à jamais au fond de la besace de Haraka, car s’ils étaient puissants et sacrés, ils n’en étaient pas moins terrifiants, et Haraka ne voulait plus faire peur ou faire du mal à quiconque.
Ils rentrèrent au crépuscule, alors que tout le monde les croyait morts, et chacun nota, étonné, que Feydda était littéralement transformé ! Et tous avaient de la peine à reconnaître, en la belle jeune créature qui l’accompagnait l’horrible cannibale de la veille. Le jeune homme ne houspilla personne en rentrant, et même, le soir, à la veillée, il prit la parole, lui qui était si sombre et taciturne d’ordinaire.

Les bonnes résolutions de Feydda.


«- Vous tous, je tiens à vous présenter mes excuses, surtout vous, Mère et Kushti, et vous, mes pauvres frères, surtout toi, Gohour ! Je réalise à présent que si je pouvais donner mon âme pour que tu récupères enfin figure humaine, je le ferais ! J’ai gâché toute ta vie, pauvre de toi, et je suis vraiment désolé ! Quant à toi, Mère, j’ai enfin compris que ta vie n’avait pas été facile non plus, et que tu n’avais pas probablement eu d’autre choix que m’abandonner plus ou moins ! Je t’en ai voulu pour de mauvaises raisons, et j’ai causé ton désespoir ! Je suis vraiment désolé de ce que j’ai fait, et je le regrette sincèrement ! Je tenterai d’être un bon chef de chasse, désormais, et surtout, d’être un bon fils ! Et c’est grâce à Haraka, si j’ai enfin compris tout cela ! Haraka, que je veux pour compagne !
- Mais, fils, elle a tué des gens pour boire leur sang et manger leur chair ! dit Maabh, horrifiée, craignant, avec une telle bru, de finir transformée en victuailles quelconques…
- Oui, et moi j’ai tué ton époux et ton aîné, mon père et mon frère… C’est bien plus horrible encore ! Et je suis prêt enfin à subir le sort que les anciens de la tribu décideront pour moi ! Mais en attendant, c’est avec elle que je veux vivre, dit-il, en entourant doucement les épaules blanches et douces de Haraka de son bras énorme, devenu là tendre et affectueux, en baissant sur celle qui était devenue sa compagne, un regard aimable en souriant.
- Mais enfin, par les Esprits, tu as bien changé, toi, en une nuit ! fit Huor, éberlué, de sa voix rauque et rugissante, et tout ça, à cause de cette femelle !
- Ma femme, Huor, n’est pas une femelle, c’est la compagne avec qui j’aurai des enfants et avec qui je veux passer le reste de ma vie ! Et tu apprendras qu’elle mérite le respect ! Comme toutes les autres femmes, d’ailleurs, et c’est pour ça que j’ai présenté des excuses au clan ! dit Feydda, fermement.
- Mais tu es envoûté, ma parole ! fit le grand Huor, effaré.
- Non, Huor. J’ai découvert enfin qu’il ne fallait pas agir avec haine mais avec amour et que si la haine détruit, l’amour construit ! Même si je risque de mourir bientôt, je n’ai plus peur à présent, car je sais qu’avec elle à mes côtés, eh bien, j’apprends enfin à être un homme digne de ce nom et non pas une brute épaisse ! Nous resterons ensemble le temps que durera notre amour, et s’il dure longtemps, tant mieux, mais surtout, Haraka m’a révélé à moi-même, et elle m’a guéri de mes démons… Oui, elle m’a guéri, et je ne suis plus le Feydda d’autrefois ! J’accepterai le châtiment que les Anciens décideront pour moi, et mes frères sans peur. Parce qu’avant, j’aurai connu quelque chose de merveilleux, et c’est elle qui me l’a apporté ! Elle m’a offert ce que je n’avais jamais eu, l’amour, la vie ! Alors, à présent, il peut bien arriver n’importe quoi, je n’ai pas peur, je n’ai plus peur !».
Ils restèrent ensemble durant tout l’hiver, un hiver pourtant long et rude, mais pour elle et lui, il passa comme un souffle, et au printemps, Haraka dit, gentiment, à Feydda :
«- Mon aimé, il va falloir que tu fasses face à ton destin. Si les tiens te tuent, j’en serai très malheureuse. S’ils te bannissent simplement, sache que je t’attendrai et que je serai là pour toi ! Moi, je dois continuer ma route pour expier tous les crimes des miens, le Ghoïbu et Ikaméki ont respecté ma décision et ils m’ont offert des fétiches protecteurs pour cela, après avoir enterré pieusement ceux qui venaient de mon peuple, les restes de mes ancêtres dont les âmes sont à présent en paix, je le sais. À bientôt, Feydda, sache que je t’aime, et que je t’aimerai toujours !».
Le brun jeune homme la regarda partir, souriant et songeur. Il n’avait pas le droit de la retenir, il le savait, les Esprits guidaient ses pas, et un mortel ne peut s’opposer aux Esprits, mais il savait qu’il la retrouverait un jour, dans ce monde ou dans l’autre.
Et là, il allait devoir affronter son destin et expier ses crimes. Mais il était serein, malgré tout.

Aucun commentaire: