mercredi 16 février 2011

Une spécialiste de Néandertal "pessimiste sur notre avenir" | Rue89

Merci un milliard de fois, au moins, Mimi, de m'avoir signalé cet article somptueux en lien ci-dessus et reproduit in extenso ci-dessous !!! Et merci aussi Rue 89 pour avoir interviewé Marylène Patou-Mathis qui, outre être une éminente scientifique, est une femme tout simplement remarquable !

Une spécialiste de Néandertal « pessimiste sur notre avenir »

Directrice de recherches au CNRS, responsable de l'unité d'archéozoologie du département préhistoire du Muséum national d'histoire naturelle, et grande spécialiste de l'homme de Néandertal, Marylène Patou-Mathis vient de publier « Le Sauvage et le préhistorique – Miroir de l'homme occidental », dans lequel elle démontre que si ses yeux sont tournés vers le passé, elle ne se désintéresse pas, loin s'en faut, des problématiques contemporaines.
Sur nos ancêtres chasseurs-cueilleurs aussi bien que sur les hommes que nous sommes devenus et que nous devenons, elle pose son regard expert et engagé pour nous raconter avec passion et émotions une histoire : notre Histoire. Entretien.
Rue89 : De quand date la fascination du grand public pour la préhistoire ?
Marylène Patou-Mathis : La question de savoir comment nos ancêtres vivaient est récente.
Au XIXe et au début du XXe, ils ne nous intéressaient pas. On les considérait comme des singes, des non-civilisés, des sauvages.
Je situerai cet engouement après la Seconde Guerre mondiale. Les massacres au nom de la race pure ont notamment beaucoup marqué les esprits, les questions des origines et d'identité ont suscité cet intérêt qui n'a cessé d'augmenter. Aujourd'hui, il est très fort.
Pourquoi l'intérêt pour cette période croît-il aujourd'hui ? 
ll y a une quête de sens, en Occident du moins, car je pense que la vision des Orientaux est différente. Mais nous, Américains et Européens, ne savons plus très bien qui on est, où on va, ce qu'on va faire. Et il me semble qu'on fait nôtre, sans le savoir, ce vieux proverbe africain qui dit :
« Quand tu ne sais plus où tu vas. Tu t'arrêtes. Tu te retournes et regardes d'où tu viens. »
L'avenir fait peur, nous interroge, l'économie et l'environnement, phénomènes que nous ne pouvons individuellement (voire collectivement) maîtriser, sont incertains. 
On éprouve aujourd'hui le besoin de trouver un modèle, un idéal. Très étrangement, ce modèle, après avoir fait l'objet d'un rejet total, est non seulement Préhistorique ou Sauvage, avec des majuscules, mais encore plus précis, celui du chasseur-cueilleur nomade.
On ne veut plus être ce qu'on est dans ce monde urbanisé où l'argent et le « toujours plus » dominent, on veut retourner aux sources de l'humain, de l'être et non du paraître.
Raison probable pour laquelle se développe l'ethnotourisme et l'intérêt pour le mode de vie de nos ancêtres et tout particulièrement celui de Néandertal.
Hier considéré comme une brute épaisse, un loser que l'Homo sapiens a supplanté, il est devenu aujourd'hui l'image du « bon sauvage » ; un changement de mythe s'est opéré, le second remplaçant le premier.
Et vous, plus précisément, qu'est-ce qui a vous amené à ce sujet ? 
Je suis géologue de formation, une scientifique. Et j'ai fait de la paléontologie très tôt car toute petite j'étais intriguée par les fossiles d'animaux marins retrouvés au milieu du Bassin parisien. « Il y avait la mer, là ? »
Après ma maîtrise de géologie, je me suis rendue compte qu'en réalité ce qui m'intéressait, c'étaient les relations entre les animaux et les hommes préhistoriques. J'ai donc fait un DEA puis une thèse en préhistoire.
Mon sujet de doctorat portait sur du matériel issu d'un site néandertalien. J'ai donc commencé à travailler sur des ossements d'animaux laissés par Néandertal. Depuis, on ne s'est plus quittés.
A la fin des années 80, on le connaissait encore assez mal, et de surcroît, il était considéré comme archaïque, charognard, cannibale. J'ai voulu, en quelque sorte, lui rendre justice.
Dans le but de faire « parler » ces assemblages osseux, de découvrir, grâce aux marques présentes sur les os des animaux, comment les animaux avaient été chassés ou charognés, découpés, préparés et consommés, j'ai développé de nouvelles méthodes propres à l'archéozoologie du paléolithique, en particulier la taphonomie.
Mon objectif était de retrouver les comportements de subsistance des Néandertaliens. L'animal est important dans la relation qu'il a à l'homme et vice-versa puisque nous sommes partie intégrante du règne animal, de la nature.
Petit à petit, j'ai voulu savoir s'il existait chez les Néandertaliens des comportements régionaux, des traditions culturelles et je suis donc allée de plus en plus vers l'Est, jusqu'en Ouzbékistan et en Sibérie méridionale où je travaille actuellement.
De questionnement en questionnement, on a avancé, jusqu'à cette grande question qui se pose aujourd'hui : que s'est-t-il passé en Europe à l'arrivée des hommes modernes, des Sapiens ? 

En science, « l'absence n'est pas une preuve »

Quels sont vos outils ? Quelle est votre matière première ?
Nous travaillons sur des ossements d'animaux découverts dans des sites préhistoriques qui ont été occupés par des hommes au paléolithique, période précédant celle de la domestication des plantes et des animaux, où l'homme était un prédateur, un chasseur-cueilleur qui vivait des ressources naturelles sauvages.
Nous quadrillons les zones étudiées pour déterminer lors de la fouille dans quelle zone d'activité nous nous trouvons : boucherie, cuisine etc.
Ensuite, en aval, en laboratoire, nous déterminons la nature des os, un fémur ou un os du pied, l'espèce à laquelle ils appartiennent, au renne ou au mammouth…
Enfin, grâce à la taphonomie, à savoir tout ce qui est arrivé à cet os depuis son enfouissement, nous nous assurons que ce matériel osseux est bien dû à l'homme. 
Sur ces os, nous allons regarder les moindres marques, traces de silex, de combustion, de fracturation afin de retrouver les techniques d'acquisition, chasse ou charognage, ainsi que les gestes du boucher paléolithique. On s'aperçoit ainsi que, très tôt, on a des chaînes opératoires de découpe des proies, des enchaînements de gestes précis afin de récupérer le maximum d'éléments. On s'est aperçus aussi qu'on ne découpait pas de la même façon le bison, le cheval ou le renne.
Tout ces actes nous permettent de déduire les capacités cognitives de ces hommes, leurs capacités cérébrales. Mais aussi, que Néandertal était un grand chasseur. Par exemple, l'un de ses gibiers préférés était le cheval, sauvage bien sûr, puisqu'il n'y a à cette époque que des animaux sauvages. Or, capturer un cheval est très difficile. C'est un animal craintif dont l'ouïe et l'odorat sont très développés et qui en plus court très vite.
Pour compenser son armement très rudimentaire – pieux ou lance avec des pointes, en silex ou en os, emmanchées – Néandertal disposait d'une anatomie adaptée. Il était petit, trapu, massif et très musclé (en moyenne, 90 kg et 1,65 m pour les hommes et 70 kg et 1,55 m pour les femmes) et avait en outre la particularité, de pouvoir effectuer une grande rotation de son épaule, de sorte que son bras pouvait aller beaucoup plus en arrière que celui de l'homme moderne. Il pouvait donc lancer ses projectiles avec beaucoup de force et de vitesse. Ainsi, nul besoin de propulseur. Il l'avait intégré dans le bras, aptitude que mes collègues anthropologues ont mise en évidence.
 On parvient également, en étudiant les insertions musculaires, à savoir que certains lançaient avec le bras droit et d'autres avec le gauche, ce qui signifie que les hémisphères cérébraux étaient déjà identifiés. C'est tout ce que j'ai voulu montrer en écrivant « Néandertal, une autre humanité ».
Dans les animaux qu'il chassait, Néandertal exploitait tout ? 
Oui même si, excepté les derniers Néandertaliens, il ne va pas, comme Cro-Magnon (l'homme moderne) utiliser les ossements, les bois ou les dents pour confectionner des parures ou des armes ou bien encore des objets d'art mobilier.
Néanmoins, je vais vous énoncer cette règle que tout scientifique doit avoir en mémoire :
« L'absence n'est pas une preuve, et encore moins la preuve de l'absence. »
Je peux dire que les Magdaléniens (entre -17 000 ans et -10 000 avant notre ère) ont peint Lascaux, mais je ne peux pas affirmer que les Néandertaliens n'ont pas peint leurs corps, les écorces ou les peaux puisque ces éléments, organiques donc non fossilisés, ne sont plus là pour qu'on en juge.
D'ailleurs, certains Aborigènes ne peignaient que sur des écorces, des Sioux que sur des peaux de bison et des peuples africains se tatouent et se scarifient. Impossible donc de savoir, jusqu'à aujourd'hui, si Néandertal se livrait à ces arts ou pas.
Par contre, il enterrait ses morts et collectait des objets naturels (fossiles, minéraux) non utilitaires. Il avaient donc des pensées symboliques ou métaphysiques.

« La préhistoire, une science pluridisciplinaire »

La science dure prend beaucoup de place dans vos disciplines, faut-il être chimiste, géologue ou généticien pour être un bon préhistorien ?
Je ne le crois pas. La préhistoire est une science pluridisciplinaire qui comporte différentes spécialistes :
  • les paléoanthropologues étudient les restes humains ;
  • les palynologues, les pollens ;
  • les sédimentologues, les sédiments ;
  • les « dateurs » fournissent les datations ;
  • les archéozoologues, dont je fais partie, se penchent sur les restes d'animaux…
C'est ce qui est intéressant sur un site archéologique, on confronte nos résultats et on les discute, ainsi les hypothèses formulées sont, à mon sens, plus plausibles que celles émises par une seule discipline.
En ce moment, je trouve un peu énervant cette accumulation de découvertes toutes plus extraordinaire, dit-on, les unes que les autres.
  • Huit dents trouvées en Israël… et on en déduit que les premiers Sapiens, apparus il y a 400 000 ans, étaient « israéliens » ;
  • le « Dieu génétique » fait parler une petite phalange… et, on croit avoir découvert un troisième type humain ;
  • on fait trois analyses sur quelques dents néandertaliennes et on s'émerveille : « Ils étaient végétariens ! »
Evidemment qu'ils mangeaient des végétaux ! Quand on tire des conclusions à partir d'une seule spécialité, sans les confronter aux autres, on n'obtient que des données parcellaires. 

« En recherche, le doute doit être permanent »

Sur votre site, en Ouzbékistan, vous travaillez sur quoi ?
Nous sommes notamment en quête de cette transition entre Néandertal et les premiers Sapiens en Europe.
Dans le site d'Obi-Rakmat, daté entre 60 000 et 50 000 ans, on a découvert un type d'industrie particulier, qui ne correspond ni à celui des Néandertaliens, ni à celui des premiers hommes modernes, si ce n'est à celui qu'on trouve plus tard, dans la phase de transition, entre 43 000 et 36 000 ans, en Europe plus occidentale.
De leur côté, les paléoanthropologues américains ont conclu que les dents exhumées sont plutôt néandertaliennes, et la calotte crânienne plutôt Sapiens. Les généticiens ont prouvé l'an dernier qu'il y avait entre 1% et 4% de gènes néandertaliens chez les Eurasiatiques actuels et que le croisement entre des Néandertaliens et des Sapiens avait eu lieu, il y a 50 ou 60 000 ans, probablement en Anatolie.
Cet ensemble de données nous amène à réfléchir sur les vagues de peuplement et à formuler de nouvelles hypothèses ; des Sapiens, peut-être porteurs de plus de gènes néandertaliens, auraient migré, il y a 50 000 ou 60 000 ans, vers l'Est, et plus tard, vers 45 000 ans, d'autres, moins hybrides, pris la direction des Balkans.
Ce qui est passionnant dans notre métier, c'est qu'une découverte peut susciter un nouveau questionnement ; en recherche, le doute doit être permanent. En ce sens, notre discipline est à rapprocher du travail des astrophysiciens sur les origines de l'univers. Rien n'est fixé ou linéaire, l'évolution humaine est buissonnante, tant d'un point de vue biologique que culturelle. L'Histoire est faite d'allers et retours.

« Mon rêve serait de trouver un homme fossile »

Cherchez-vous des choses précises aujourd'hui ?
On ne va pas fouiller n'importe où, n'importe comment, on a des questions, des problématiques. En ce moment, je m'interroge sur l'artisan qui est à l'origine des premières industries dites de type moderne (Aurignacien ancien) en Europe orientale : Néandertal ou Sapiens ?
Pour tenter de répondre à cette question, je dois travailler sur des sites préhistoriques comportant des strates datant de cette période. Le temps du paysan qui vous appelle parce qu'il a trouvé un biface dans son champ est révolu.
Quelle découverte vous ravirait aujourd'hui ?
J'ai un rêve. Aujourd'hui, je travaille avec Bernard Buigues sur le programme des mammouths congelés découverts en Sibérie.
Son idée est formidable : sauver, préserver les mammouths qui, avec le réchauffement climatique qui entraîne la fonte du permafrost [ou pergélisol, ndlr], sont de plus en plus nombreux à sortir de terre et risquent donc de s'abîmer. 
Mon rêve, même si j'aime beaucoup les mammouths, serait de trouver un homme fossile. Je préfèrerais bien sûr que ce soit un Néandertalien, mais même un Sapiens. Je serais alors très émue de le contempler « en entier ».
Nous sommes frustrés car nous n'avons que leur squelette. Vous imaginez, on pourrait voir : sa peau, ses yeux, ses cheveux, d'éventuels tatouages ou scarifications, l'intérieur de son corps, notamment le cerveau, et reconstituer son génome grâce à son ADN, tant mitochondrial (origine maternelle) que nucléaire (origine paternel) bien conservé. Ce serait fabuleux !
On a certes trouvé un corps en Autriche, mais il est bien trop jeune pour nous… (Rires).

Clonage et syndrôme « Jurassic Park »

Que pensez-vous de l'initiative japonaise qui consiste à cloner un mammouth ? 

J'y suis opposée. Je me suis d'ailleurs gentiment accrochée avec Yves Coppens sur la question. Je ne vois pas l'utilité de cette initiative qui ne donnerait vie, éventuellement, qu'à un faux mammouth puisqu'il serait à moitié éléphant.
En outre, je trouve quelque peu cynique le fait qu'elle émane des Japonais. Vouloir redonner vie à une espèce disparue quand on contribue autant à l'extinction du plus grand mammifère actuel, en l'occurrence, la baleine… C'est ainsi, je fais partie de ces insupportables qui ne sont pas que des scientifiques, mais aussi des citoyens.
Certains sont allés plus loin, ils ont voulu cloner Néandertal ! Il ne manquait plus que ça. Quel intérêt ? Pour moi, c'est un humain, une question d'éthique. Ces projets relève du syndrome « Jurassic Park ». Ce n'est pas sérieux. 

Touarges et Bushmen : pas des « curiosités »

Cette réflexion citoyenne que vous menez se retrouve tout particulièrement dans votre dernier ouvrage…
J'ai eu la chance de vivre auprès de peuples aux modes de vie différents des nôtres. J'ai passé du temps, lorsque j'étais jeune, avec les Touaregs et plus tard, j'ai effectué un séjour beaucoup plus long au Botswana, parmi les San (Bushmen), peuple de chasseurs-cueilleurs du Kalahari.
Je ne voulais pas aller les observer comme des curiosités (des préhistoriques), mais avec la volonté de m'ouvrir l'esprit, de comprendre leurs comportements de chasseurs, de cueilleurs, bref, de subsistance. Ça a été formidable.
J'ai ressenti beaucoup de choses, vécu de fortes émotions, et compris qu'en préhistoire on formulait, à ce sujet, beaucoup d'hypothèses farfelues. J'ai fini par me passionner pour tous ces peuples de tradition orale qui ont une richesse de connaissance et de savoir-faire phénoménale dans leur domaine, les plantes, les animaux, la nature, mais aussi l'imaginaire.
Je me suis lancée dans la lecture d'ouvrages d'ethnographie en menant en parallèle ma carrière de préhistorienne. Et au bout d'un moment, je me suis rendue compte que, du point de vue des Occidentaux, les mêmes paradigmes valaient pour le sauvage et le préhistorique.

Classifier le vivant, oui ; le hiérarchiser, non

Quand le sauvage et le préhistorique se croisent-ils ?
Le premier apparaît à la fin du XVe siècle, avec les récits de voyage, son image est ambivalente avec d'un côté le cannibale et, de l'autre, le « bon sauvage », mythe qui naît avec les Lumières. 
Le préhistorique, quant à lui, est reconnu, en tant que tel, en 1863, après la célèbre publication de Darwin sur « L'Origine des espèces » parue en 1859. La conséquence est d'importance, le fait que l'on a des ancêtres met un terme à la vision Adamique, selon laquelle on descendait tous des fils de Noé, théorie qui dominait jusque-là.
Dès lors, l'image du préhistorique va se superposer à celle du sauvage, se dévalorisant l'une l'autre. Le sauvage, non-civilisé, devient primitif et le préhistorique, primitif, devient non-civilisé.
Dès la fin XVIIIe siècle, les scientifiques entreprennent de classer les être vivants, notamment ceux du règne animal, classés de l'inférieur au supérieur, l'homme arrivant en dernier, tout en haut de l'échelle.
Au début du XIXe, on va aller plus loin et placer les hommes sur « l'échelle des êtres » avec comme curseur le grand singe. Les sauvages, Bushmen, Aborigènes, vont être placés juste au-dessus des orangs-outans ou des gorilles et, tout en haut, l'homme, pas la femme, et pas n'importe lequel : l'homme blanc civilisé (sous-entendu occidental). 
En 1871, Darwin énonce qu'on descend des singes. Aussitôt, on classe et hiérarchise les hommes fossiles, ils sont placés à leur tour dans l'échelle des êtres.
Mais, pourquoi hiérarchiser ? Classifier pour connaître, oui, bien sûr, mais hiérarchiser, quelle mauvaise idée ! De quel droit peut-on dire qu'une bactérie est moins complexe qu'un escargot quand on sait que les premières sont là depuis des milliards d'années.
Qu'est-ce qui va découler de cette hiérarchisation des espèces ? 
Les théories scientifiques du XIXe sont reprises par certains théoriciens et transformées en idéologies.
De l'échelle des êtres va découler le racialisme, un des fondements, avec la théorie de l'évolution, du Darwinisme social et de l'eugénisme développé par Francis Galton, cousin de Darwin qui, lui, y sera opposé.
Elles permettront également de justifier l'esclavage et la colonisation, sous le fallacieux prétexte que celle-ci apporte la « civilisation » aux peuples colonisés, et donner naissance, entre autres, au mythe aryen.
Surgit dans ce contexte, le deuxième paradigme de cette période, celui du progrès constant et linéaire des cultures qui soutient qu'une nouvelle civilisation est toujours techniquement meilleure que la précédente, a eu des conséquences tout aussi terribles pour les peuples qui ont maintenu leurs traditions ancestrales comme par exemple les Aborigènes d'Australie qui taillaient des outils très proches de ceux confectionnés par Néandertal.
Jugés à l'aune des critères occidentaux, ils furent longtemps considérés comme des « primitifs », des « sous-hommes ». 
Cette vision ne prend en compte, malheureusement aujourd'hui encore, que les produits matériels réalisés par les hommes, alors que l'humain est bien plus complexe avec ses comportements sociaux, symboliques et métaphysiques. Toutes ces idéologies pseudoscientifiques ont provoqué les atrocités que l'on sait.

Le sauvage, des illustrés aux Expos universelles

Comment ces atrocités ont-elles pu se produire ?
Elles ont pu se produire parce que ces idées, émanant des élites, ont été popularisées. Dans mon dernier ouvrage, j'ai essayé de comprendre pourquoi l'altérité n'était toujours pas acceptée.
A mon avis, tout commence au XIXe siècle avec le développement des magazines illustrés qui relatent les récits des explorateurs et des colons qui donnent le plus souvent une image négative du sauvage et de l'indigène, et se poursuit avec les Expositions universelles et coloniales. 
Quand vous exposez dans un même espace des outils préhistoriques et des objets de sauvage, le visiteur aura vite fait de conclure que leurs artisans sont des primitifs non-civilisés.
Avec la guerre de 14-18, le sauvage, qui va se battre dans les tranchées, devient indigène. Cependant, on le considère, toujours comme inférieur, un grand enfant naïf qui parle mal le français : « Y'a bon Banania », comme le souligne une célèbre publicité.
Dans l'imaginaire populaire, il reste quand même quelques peuples sauvages. Pour preuve, ils sont exposés au Jardin d'acclimatation lors de la tristement célèbre Exposition de 1931 où des Kanaks, dont l'arrière grand-père de Christian Karembeu, jouent les cannibales !
Petit à petit, ces idées ont imprégné les esprits, aujourd'hui encore beaucoup continuent à hiérarchiser les humains (notamment en fonction de la couleur de leur peau) et les cultures, notamment en fonction de leur degré de technologie. 
Regardez l'économie, au « toujours plus de progrès » s'est substitué le « toujours plus de croissance ». Mais, ce toujours plus, est-il vraiment bénéfique au bien-être de l'homme ?
Actuellement, la société occidentale est en crise, le système est remis en cause et, phénomène récurrent durant ces périodes, on assiste à des replis identitaires et à la recherche d'un bouc émissaire. Si ça va mal, ce n'est pas de notre faute, mais elle de l'autre !
Qu'est-ce qui vous a amené à toute cette réflexion ?
C'est Néandertal, et les peuples de traditions orales, que l'on voyait comme un autre inférieur. La hiérarchisation m'insupporte. Pour moi, il est différent, point, ni inférieur, ni supérieur. 
Ce qui est amusant, c'est que maintenant, j'assiste à un renversement de tendance, il est devenu pour beaucoup un modèle d'avenir. Ce retour au mythe du bon sauvage, pionnier de l'écologie et du pacifisme, est tout aussi faux que celui d'un être aux allures simiesque, brutal et ignorant. Arrêtons. Il vivait dans la nature, était donc « écologiste », de fait, respectueux, comme tous les peuples chasseurs-cueilleurs, des animaux qui le nourrissaient.
Quand un Bushmen va chasser, avec son arc et ses flèches empoisonnées, il ne va tuer qu'une bête, celle qui va le nourrir, et ne va pas abattre tout un troupeau. Ces peuples traditionnels utilisent des rituels de chasses hérités des temps anciens. On ne tue pas « son frère ». Pour nous, qui sommes « dénaturés », cela ne veut plus rien dire, mais pour eux, qui ont conscience de leur appartenance à la nature, en particulier au règne animal, ce dernier est leur semblable. 
Des lecteurs terminent leur lettre par : « Chère madame, j'espère que j'ai des gènes néandertaliens », phrase qui sous-entend qu'ils n'aiment pas ce que nous sommes devenus. Et c'est bien triste car cela veut dire que nos sociétés, au lieu de crée du bien-être ont engendré un mal-être.
On peut souhaiter que nos rapports à la nature, en particulier à l'animal, change, notamment vis-à-vis de la maltraitance des animaux de boucherie. C'est une question que pose notamment Jonathan Safran Foer dans « Faut-il manger des animaux ? »

« Je suis pessimiste sur l'avenir de l'homme »

Quand on embrasse comme vous des périodes très longues, quand on va chercher loin dans le temps, loin sous la terre, des traces de ce que nous avons été, quel regard porte-on sur notre époque actuelle sur cette Histoire qui semble accélérer ? 
Attention, l'Histoire n'est pas linéaire, elle est faite d'allers et retours. Ce mal-être des Occidentaux, résulte, à mon avis, du fait que nous sommes dans une phase de transition sociétale. C'est une période difficile à vivre car elle est située entre deux types de civilisation.
Au regard de la rapidité des innovations, elle correspond à un changement peut-être aussi important que celui qu'il y a eu entre le paléolithique et le néolithique ou le néolithique et l'industrialisation. Je ne peux vous décrire le monde à venir que je ne le connais pas, d'autant que comme le dit si justement ma fille :
« Tu n'est pas préhistorienne, mais préhistorique… »
Que va nous apporter, selon vous, cette évolution, voire cette révolution ? 
Je suis pessimiste sur l'avenir de l'homme, en particulier de son bien-être. Je pense que cette technologie, cette nouvelle modernité, dans laquelle certains veulent y voir le bonheur de demain et qui a, à n'en pas douter ses côtés positifs – voir le rôle joué par Internet ou les réseaux sociaux dans les récents bouleversements politiques et pro-démocratiques – va de pair, d'un point de vue sociétal et économique avec un retour, comme au XIXe et au début XXe siècle, à la lutte des classes, une lutte, à mon avis perdue d'avance pour celle des prolétaires.
Tout est fait pour que plus personne ne réfléchisse, ne s'interroge sur la véracité de ce qui est véhiculé par les médias.
Ça fait quinze ans que je corrige des copies. Ce sont de jeunes adultes avec un fort bagage intellectuel et culturel. Vous n'imaginez pas la qualité des copies que je corrige. C'est désastreux, mais ce n'est pas de leur faute.
Le problème, c'est l'enseignement qui leur est donné. Aujourd'hui, on veut faire apprendre un peu de tout aux élèves. Par exemple, mes étudiants en master préhistoire doivent faire du juridique. 
Mais pourquoi ?
Le nombre d'heures d'enseignement étant fixé, c'est forcément au détriment d'autres matières, à mes yeux, plus essentielles pour le futur métier. Et je ne vous parle même pas de l'orthographe, de la syntaxe et de la construction de leur mémoire qu'ils doivent rendre. Et ce sont des travaux de bac+5.
Vous imaginez le niveau de tous ceux que le système a rejetés bien avant ? Ils vont former un nouveau prolétariat. Je suis une républicaine convaincue, laïque, notamment parce que c'est l'école de la République qui m'a sauvée.
Du côté maternel, ma famille est d'origine slave, slovaque et magyar : mon grand-père était Hongrois… Jeune, je vivais chez ma grand-mère ouvrière agricole. Dans les années 60, les ouvriers agricoles vivaient comme des serfs. Je suis entrée à l'école directement en primaire, je parlais très mal et en plus j'étais dyslexique. Je n'allais ni au théâtre, ni au cinéma, et je n'avais que peu accès aux livres. Bref, j'avais tout pour échouer dans les études, on n'aurait pas parié un kopeck sur moi. 
Mais grâce aux enseignants que j'ai eus, grâce au temps dont ils disposaient, j'ai pu apprendre, découvrir, m'enrichir. Et aujourd'hui, grâce à eux, je suis directrice de recherche au CNRS.
Aujourd'hui, je me bats pour que les gens comme moi, puissent encore réussir. Hélas, je sens qu'au niveau éducatif et culturel, on est en train de tout déconstruire. Notre société devient une société du paraître, de « l'avoir plus », mais de toute évidence, s'il on en croit les sondages, c'est un leurre, car les individus ne sont pas plus heureux pour ça.
Animal grégaire et sociétal, l'homme trouve le bonheur dans l'échange avec l'autre, proche ou lointain.
Photos et illustrations : l'évolution de l'homme, version geek (DR) ; Marylène Patou-Mathis (site du Muséum national d'histoire naturelle) ; Yves Coppens, en 2008 (Gerbil/Wikimedia Commons) ; Charles Darwin, en 1869 (J. Cameron/Wikimedia Commons) ; l'échelle des êtres, ou scala naturæ, par Didacus Valdes, 1579 (Wikimedia Commons).
En partenariat avec Agents d'entretiens
En partenariat avec Agents d'entretiens
 Le dernier ouvrage de Marylène Patou-Mathis est une vraie réflexion philosophique et scientifique sur la condition humaine, et un remarquable travail d'épistémologiste. Bien écrit, aisé à lire et à comprendre, c'est un vrai plaisir ! Personnellement, je trouve ce bouquin franchement très intéressant, pour ne pas dire génial !

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